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Je voulais entraîner Marie-Marie dans ma piaule de célibataire, mais elle a refusé.
- Je ne suis pas venue pour ça, me dit-elle.
La regarde jusqu'au fond de la France. Me retiens in extremis de goujater par un « pourquoi es-tu venue, alors ? ».
Nous sommes seuls au salon dont le canapé est équipé en plumard.
- Qu'est-ce qui t'a décidée à rompre ton secret ? demandé-je-t-il.
- Ma conscience. Une nuit, je me suis réveillée en sursaut avec la certitude que je n'avais pas le droit de te taire plus longtemps cette paternité, car l'enfant t'appartient autant qu'à moi. L'idée s'est développée et me voici.
- Que comptes-tu faire ?
- Retourner en Suède.
- Qu'est-ce que tu fabriques là-bas puisque ton époux est mort ? Tu aimes tellement les harengs à la crème ?
Elle me considère avec mélancolie et répond :
- J'ai ouvert une école de cours accélérés où l'on enseigne le français, l'anglais et l'italien. Nous sommes trois professeurs, ça marche très bien.
- A part ça, tu es une riche veuve ?
- Aisée, ça suffit.
- Si je résume, tu es venue me montrer notre fille et tu la remballes aussi sec ?
- Tu la reconnaîtras avant que je reparte ?
- Je vais me gêner ! Seulement mes fibres paternelles toutes neuves ne s'accommoderont pas d'une existence séparée.
- Je la laisserai à ta mère quelques semaines par an et tu pourras venir la voir quand tu voudras.
- Tu penses que c'est l'idéal pour une môme de rencontrer son père sur un rendez-vous ?
- On peut toujours commencer ainsi.
Tu sais qu'elle est authentiquement belle, la « poulbote » de jadis ? Elle a gagné en grâce et en sûreté, en élégance également, s'est affinée, affûtée serait plus juste.
- Tu me fais un cadeau empoisonné, Marie-Marie. Tu m'as déjà volé trois ans de sa vie et tu entends me rationner pour le reste ?
Elle s'apprête à répondre vertement quand un coup de sonnette déchire le silence, comme il s'écrit dans certains books pour branleurs ambidextres.
D'un même élan, nous consultons nos montres. Trois plombes du mat'. Même les bourreaux d'autrefois ne se manifestaient pas à cette heure.
Mais quoi : j'exerce un métier abolissant conventions et civilités.
Je m'enquiers au parlophone.
- Ici Charretier ! bafouille le croque-mort.
- Entrez ! murmuré-je, sans grand bonheur dois-je avouer.
Et d'actionner la lumière extérieure.
- Qu'est-ce ? demande la mère de mon enfant.
- Un voisin dont on a kidnappé le fils.
- Mon Dieu ! s'exclame-t-elle, comme dans Les Feux de l'Amour.
L'homme se pointe dans le jardin gelé, frotte ses lattes sur notre paillasson neuf. Il a le pique-brise violacé et le teint de ses clients.
- Je vous demande pardon, dit le malheureux père. Ne pouvant dormir, j'arpente le quartier. J'ai vu de la lumière chez vous et je me suis permis...
- Vous avez bien fait.
Il salue Marie-Marie.
- Madame, sans doute ?
- Pratiquement.
- Des nouvelles de Paul-Robert ? coasse-t-il peureusement.
- Pas encore ; nous devrions en avoir demain...
Il m'est arrivé, au cours de ma carrière, d'être confronté à des rapts d'enfants. Je croyais éprouver la mortelle angoisse des parents ; mais j'étais loin du compte. J'évoque la poupée endormie, là-haut, ses cheveux ondulés, son regard presque bleu, si attentif au monde, déjà !
- Je me doute de ce que vous ressentez, monsieur Charretier, cependant vous devez garder espoir.
Il secoue sa pauvre tête désemparée.
- Mon fils est un adolescent au témoignage fiable. On l'a kidnappé pour qu'il ne puisse reconnaître les agresseurs de l'Américaine. Or, il n'existe qu'un moyen de rendre les gens muets définitivement...
Des larmes creusent leur lit dans sa barbe de la nuit.
- Allons, allons, murmure le papa d'Antoinette, vous regardez trop de feuilletons télévisés, mon ami. Il n'y a plus que ça sur nos écrans ; ça et des pubes sur les chicaneries mensuelles des femmes et leur incontinence ! Ils vont finir par nous dégoûter de nos compagnes.
Tout en parlant, je suis allé chercher une bouteille d'eau de noix ramenée de nos « terres froides ». Lui en sers un plein verre.
- Buvez, Charretier. Ensuite vous rentrerez dormir, histoire de reprendre des forces.
Il opine, écluse de la façon dont les condamnés à mort dégustaient leur coup de Négrita avant de passer au coupe-cigare.
Je l'escorte jusqu'au portail poisseux de givre. Le ciel reste clair. Une confuse lueur naît à l'ouest de Pantruche.
Ma « Suédoise » m'attend sur le perron.
Je m'immobilise dans la pénombre pour l'admirer.
Cette soirée restera à tout jamais gravée dans mon cœur.